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Interview avec Dusan Bogdanovic via Skype, 13.04.2021, Genève

Noé Tavelli : Bonjour !

Dusan Bogdanovic : hey bonjour, ça va bien ?

NT : Ça va bien et vous ?

DB : Ça va bien oui il n’y a pas beaucoup de lumière ici mais ok…

NT : Ok c’est parfait, merci. Alors, merci beaucoup d’être d’accord de prendre un petit moment pour moi, c’est vraiment très généreux de votre part.

DB : OK pas de problème !

NT : Okay parfait ! Alors oui, en fait comme je vous disais dans mon e-mail, la raison pour laquelle j’aurais bien voulu parler avec vous c’est que je suis en train de faire mon master en pédagogie musicale à Bâle. Dans le cadre de mon mémoire, je m’intéresse à la question de savoir si l’on peut utiliser l’improvisation comme outil pour enseigner la musique – dans mon cas la batterie jazz – et voir dans quelle mesure c’est un outil qui peut également être utile pour enseigner l’instrument.

DB : Okay.

NT : J’ai essayé de regarder quels pouvaient en être les avantages, comment cet outil pouvait être utilisé mais aussi quelles en sont les limites. Je m’intéresse à cette question parce qu’en effet l’improvisation fait partie de ma vie de musicien depuis que je suis enfant. Je pense que j’ai beaucoup appris à travers l’improvisation sans pour autant adopter une approche très systématique. Au fur et à mesure des années et des rencontres avec différents professeurs, je me suis rendu compte à quel point cela pouvait être un outil puissant. Bor Zuljan, votre étudiant, m’a vivement conseillé de lire le livre de Derek Bailey au sujet de l’improvisation (Improvisation : Its Nature and Practice in Music) qui m’a bien inspiré.

DB : Oh yes. Oui c’est vraiment bien, j’aime beaucoup ce livre.

NT : Oui. Et du coup je me suis dit que ce serait bien d’avoir un peu la même démarche que Bailey en allant demander à quelques grands maîtres de la musique (si possible issus d’univers variés) quel rôle joue l’improvisation dans leur pratique. Du coup, je vais également aller voir à la fin de cette semaine quelqu’un que vous connaissez peut-être : Pierre Favre, un batteur et percussionniste de jazz et de musique improvisée, une figure importante de la scène jazz en Europe. Et je me disais que ce serait intéressant de pouvoir échanger avec quelqu’un issu d’un background différent comme vous, avec les influences de la musique classique.

DB : Okay !

NT : Comme première question, j’aurais voulu savoir si vous seriez d’accord de me parler du rôle qu’a joué l’improvisation dans votre propre développement musical. J’ai lu que vous aviez abordé pas mal de styles de musique différents dans votre enfance avant d’arriver à la musique classique et je serai curieux d’en savoir davantage.

DB : Super. En fait, en général, je parle plus souvent avec des personnes qui sont issues du milieu classique qu’avec des gens qui viennent de la musique improvisée, du jazz, etc. Je trouve intéressant d’avoir l’occasion de discuter et de parler de ces sujets avec quelqu’un qui vient de l’autre côté, ça veut dire qui est surtout un improvisateur. Pour moi l’improvisation a fait partie de mon éducation depuis le plus jeune âge. En fait j’ai pas mal joué avec mon père. Il n’était pas musicien professionnel, mais il jouait quand même la guitare, le violon et la mandoline. Il jouait tout ça en amateur mais il jouait bien. Donc j’ai beaucoup joué avec lui. On faisait toutes sortes de styles : des Sarasate, Boccherini et puis ensuite aussi du jazz et même du rock lorsque les Beatles sont arrivés (il m’a même acheté des partitions des Beatles). C’était quelqu’un de très ouvert à tous les styles de musique. Au début, je n’étais pas vraiment attirée par la musique classique. C’était plutôt le rock qui m’intéressait, j’étais jeune j’avais 15 – 16 ans. J’aimais le rock surtout, mais aussi le RnB, James Brown, Aretha Franklin, Sam & Dave, des choses dans ce genre-là. J’ai aussi commencé à développer de l’intérêt pour le jazz. J’écoutais aussi beaucoup de musique brésilienne. J’étais par exemple un admirateur de la bossa-nova et de plein de courants de jazz différents. J’ai découvert Thelonious Monk, Cannonball Adderley et des choses plutôt nouvelles dans le jazz. Finalement je suis arrivé au stade où je me suis intéressé davantage à la musique d’avant-garde. Je suis venu à Genève pour étudier la guitare et la composition. C’est à ce moment-là de ma vie que j’ai un peu abandonné l’improvisation. Donc je dirais que j’ai improvisé jusqu’ à environ mes 17 ou 18 ans. Je jouais dans des groupes, notamment de la guitare électrique. Bon, ça n’était pas des choses fantastiques. C’était des choses comme ça sympas, l’occasion de faire de la musique ensemble, pour improviser, jouer des blues, etc. De l’âge de 18 à 23 ou 24 ans, je me suis vraiment focalisé sur la guitare classique et sur la composition. À cette époque, les études de composition étaient plutôt axées sur la musique d’avant-garde, par l’école de Darmstadt et des artistes comme Boulez, Ligeti, Stockhausen et tout ce genre de choses. Donc à ce moment-là, on peut dire qu’il y avait déjà un certain niveau d’improvisation dans ce genre de musique. Il y avait la musique aléatoire. J’ai participé à la musique aléatoire et j’ai par exemple composé de la musique avec des formes flexibles et donc pas toujours totalement écrites. Cependant, au bout d’un moment, je suis parti pour les États-Unis. En partant pour les États-Unis, je dois dire que j’étais assez sûr que je ne voulais plus du tout faire de musique classique.

NT : Ok !

DB : Oui ! J’étais dans cet esprit-là, je pensais que l’improvisation était vraiment la seule chose à faire. Je suis arrivé à Los Angeles où j’ai vécu environ 10 ans. C’est à Los Angeles que j’ai rencontré un bon nombre de grands musiciens de jazz. J’ai par exemple travaillé avec James Newton, le fameux flûtiste. J’ai enregistré de la musique avec lui et Charlie Haden. Avec Milcho Leviev, un pianiste et compositeur bulgare qui est un très bon ami, j’ai exploré les rythmes asymétriques. On avait vraiment des choses en commun et on a beaucoup travaillé ensemble. Ensemble on a aussi travaillé avec Miroslav Tadic – je ne sais pas si vous le connaissez – un formidable guitariste et improvisateur. Donc j’ai fait pas mal de disques à cette époque. Par exemple une des choses que j’ai faites était ce disque qui s’appelle « Early to Rise ». Ça c’était avec James Newton, Charlie Haden et Tony Jones aux percussions. À cette époque j’ai même essayé de chanter. En fait, c’est juste aujourd’hui, à travers Facebook que cet ami, Tony Jones le percussionniste, m’a envoyé des enregistrements qu’il avait retrouvés de moi en train de chanter. Eh bien, je suis très curieux de voir à quoi ça ressemble. Voilà, c’était une période d’exploration où j’ai essayé pas mal de choses différentes.

NT : Oui.

DB : Je me suis aussi beaucoup intéressé à la musique du monde. Surtout avec Miroslav et Milcho, ces deux amis, nous avons fait beaucoup de musique improvisée et influencée par les musiques balkaniques, donc de la musique modale avec des mesures asymétriques, des choses comme ça. J’avais aussi une connexion – pas très forte – avec le Ali Akbar Khan Institute qui est à San Rafael. Donc là j’avais une connexion avec les musiciens indiens. Voilà c’était comme ça, c’était une période très intéressante. C’est de cette époque que date mon intérêt marqué pour l’improvisation, ça veut dire le début des années 80. Je suis parti en 1980 et je suis resté aux États-Unis jusque en 1990.

NT : D’accord.

DB : À cette époque, je me suis aussi de plus en plus intéressé à d’autres choses comme par exemple comment ouvrir les formes classiques. J’ai aussi écrit un livre sur le contrepoint à trois voix pour la guitare et sur l’improvisation de la musique de la Renaissance. Donc j’ai travaillé aussi avec ça et j’ai notamment fait pas mal de recherches. J’en fais toujours à l’heure actuelle avec Bor (Zuljan) par exemple, mais tout ça, ça date de cette période, de 1980 jusqu’à 1990. Donc on a fait des recherches dans le Ricercare, dans la forme Fantasia et comment improviser dans ce genre. Et comme le décrit très bien Derek Bailey dans son livre, beaucoup pensent qu’il y a ce grand monument de la musique classique qui serait intouchable, qu’il serait impossible de toucher la musique de Bach et tout ça… Et en fait moi je pensais toujours juste le contraire. C’est-à-dire que cette musique très vivante était une musique qu’on improvisait à l’époque. Comme on le sait bien, Bach était un formidable improvisateur. Il était à vrai dire connu comme un grand joueur d’orgue et aussi comme un grand improvisateur et finalement même pas tellement comme un compositeur. Il n’y avait d’ailleurs peut-être pas cette grande séparation entre interprètes et compositeurs comme il y a aujourd’hui. Voilà, donc ça aussi a fait partie de mon travail à cette époque. J’ai fait pas mal de master class. En concert, j’ai aussi joué des fois des improvisations dans un style de musique de la Renaissance, où je jouais un prélude après Bach. Ça, je le fais souvent en général. Donc, l’improvisation s’est infiltrée dans mon travail dans ce sens-là.

NT : D’accord, oui.

DB : D’un autre côté, je n’ai jamais vraiment cherché l’improvisation pour jouer sur des standards (de jazz). Je veux dire que j’ai l’impression – peut être que je me trompe – que pour la plupart des musiciens de jazz les standards sont vraiment la base. On passe par les standards et ensuite on se lance dans autre chose. Pour moi… et bien, évidemment j’aimais beaucoup les standards, ça n’est pas que je sois ignorant des standards, surtout des choses magnifiques comme Keith Jarrett lorsqu’il joue ce genre de répertoire. Je veux dire, ce n’est pas n’importe quoi, c’est vraiment des choses absolument extraordinaires. Donc je pense que les standards, comme matériel, ça peut être formidable comme on le sait bien. Mais dans un sens, pour moi, il s’agissait plutôt d’ouvrir ma composition. J’étais donc plutôt intéressé à développer mes trucs originaux et à intégrer l’improvisation dans mes pièces, vous voyez ce que je veux dire ?

NT : Oui.

DB : Donc je n’ai pas nécessairement essayé d’imiter un langage. C’est-à-dire que je ne voulais pas nécessairement faire du be-bop ou d’autres langages. J’étais plutôt intéressé à employer un langage d’improvisation qui provenait de mes compositions.

NT : Je comprends.

DB : Dans ce sens-là, mes compositions étaient influencées – pas toutes – mais beaucoup de parties étaient plutôt influencées par la musique balkanique. Donc mes improvisations sont surtout modales, ça c’est une chose. C’est une modalité assez spécifique. Par ailleurs, le profil rythmique est quant à lui plutôt lié au mètre asymétrique. À un moment donné, je me suis mis à étudier la polyrythmie et c’est aussi quelque chose qui m’a beaucoup influencé. C’est d’ailleurs toujours quelque chose qui m’influence beaucoup. Avec la polyrythmie il s’agissait plutôt d’une source qui provenait de la musique africaine. Je me suis énormément intéressé à cette musique et en particulier à la musique des Pygmées Bibayak du Gabon, du Zaïre et d’Afrique Centrale. Voilà. J’ai même invité quelqu’un de vraiment formidable, l’ethnomusicologue Simha Arom, qui a maintenant nonante ans. Il était directeur de recherche au CNRS à Paris, donc c’est vraiment un formidable ethnomusicologue. Il a passé vingt ans à travailler avec les pygmées en Afrique Centrale. Donc je l’ai invité il y a presque dix ans pour venir à Genève. Et ça c’était juste comme ça, à l’impromptu, personne ne m’avait demandé de le faire. C’est juste parce que j’admire son travail. Alors il est venu il et il a fait toute une semaine durant laquelle il a parlé de la musique des pygmées, comment elle est formée à partir de polyrythmies et de la polyphonie des voix et des choses comme ça. Il a parlé des modules, de comment ils se forment, comment ils se structurent, etc. Donc c’était magnifique. J’en étais absolument enchanté. Je parle de cela parce que la musique africaine était également intégrée à mon travail et aussi dans l’improvisation. J’ai aussi toujours essayé de laisser pas mal d’espace dans mes compositions pour intégrer des éléments de structure avec des choses plus ouvertes. Par exemple, quand je suis arrivé à Los Angeles, j’ai composé une pièce qui est une sorte de jazz sonata. C’est un peu ridicule, mais…c’est une pièce qui a une structure classique dans le sens que tu as un premier thème, un deuxième thème, un développement, etc. Donc c’était vraiment une structure de sonate, mais je laissais toujours pas mal d’espaces ouverts pour jouer une improvisation intégrée dans la structure. Donc j’ai toujours joué ce genre de pièces. J’ai d’autres pièces comme « Ex Ovo » qui est presque complètement improvisée. Il y a d’autres modules que j’ai utilisés pour faire des pièces comme par exemple « Levantine Suite ». Là aussi, il y a pas mal d’improvisation. Donc l’improvisation restait toujours intégrée dans mon travail. C’était un mélange de composition- surtout de mes pièces- et de structures ouvertes, voilà.

NT : Je serais curieux de comprendre qu’est-ce qui vous a poussé après plusieurs années d’intense travail autour de la musique classique – j’imagine une musique moins ouverte – à vouloir retourner à ce côté plus improvisé.

DB : Bien sûr, bien sûr ! Eh bien pour parler franchement, j’étais assez fatigué de la rigueur que l’on trouve dans la musique classique : le fait que l’on doive toujours répéter les mêmes programmes, que l’on doive toujours répéter les mêmes compositions et qu’il n’y a finalement pas beaucoup d’espace, d’espace pour faire autre chose. Aujourd’hui c’est un peu différent, mais à cette époque, c’est-à-dire les années 80, on était plutôt obligé de faire une division : soit vous étiez un musicien classique, soit vous étiez un musicien de jazz, un musicien populaire. Aujourd’hui je ne pense pas que ce soit autant le cas. Peut-être qu’il reste un peu de ce genre de division en Europe, mais aux États-Unis, c’est différent. Oui, oui, c’est beaucoup plus fluide et il y a beaucoup de gens qui font des choses qui sont vraiment « cross-over », qui sont entre les deux et on utilise beaucoup plus l’improvisation, etc. C’est par exemple le cas à CalArts (California Institute of the Arts). Ça vous dit quelque chose CalArts ?

NT : Oui.

DB : J’avais pas mal de connexions avec CalArts. En fait j’ai fait un festival où j’ai invité David Rosenboom qui est un compositeur, interprète et pianiste qui est en fait le directeur du programme de compositeur-interprète à CalArts. Je l’ai invité à Genève. Lors de ce festival qui a eu lieu en 2016, je l’ai invité pour qu’il contribue en présentant sa vision d’une nouvelle pédagogie, si on peut dire. À CalArts, c’est très éclectique, très éclectique. Ils ont par exemple des ensembles de musique du Ghana, ils ont aussi des musiciens perses. Charlie Haden enseignait là-bas, James Newton aussi en fait. Ils ont donc aussi des géants du jazz. Miroslav (Tadic) y enseigne toujours la guitare. C’est donc un lieu où il y a une forme d’intégration très développée, beaucoup plus qu’ici en Europe. Donc pour revenir à ce dont on parlait avant, je trouvais que cet esprit plutôt ouvert et plutôt éclectique était quelque chose qui me convenait beaucoup plus. Et comme je l’ai dit, à un moment donné j’étais moi-même convaincu que je ne retournerais jamais à la musique classique. En fait ce n’était pas vrai. Je suis finalement revenu à la musique classique mais avec une perspective complètement différente. En fait, je ne suis jamais revenu à ce profil, à un profil – si on veut – de musicien classique. Non. Je suis resté une personne ouverte, comme ça, pour faire des formes différentes. Depuis lors je n’ai même pas une – comment dire – une description de mon travail comme une chose spécifique. C’est juste que je fais un mélange. Même si vous Regardez dans ma biographie je marque que c’est un mélange de musique contemporaine classique, d’improvisations – je ne dis même pas jazz parce que ce sont des improvisations qui peuvent être dans les musiques du monde ou d’autres choses. Je pense qu’aux États-Unis, ça existe beaucoup plus dans ce sens-là. Depuis que je suis venu ici [à Genève], j’ai organisé un programme de master. Il s’agit d’un master de « performer – composer », compositeur – interprète. En fait ça m’a pris pas mal de temps parce que, comme vous le savez, en Suisse ça prend pas mal de temps pour passer par toutes les étapes administratives et tout ça. Finalement, le directeur a été formidable et il m’a énormément aidé pour organiser tout cela et voilà, j’ai fait ce programme. C’était une impulsion de ma part pour ouvrir un peu cette situation et faire en sorte qu’il n’y ait pas d’un côté les improvisateurs, puis de l’autre les compositeurs et enfin encore les interprètes, mais qu’au contraire la situation soit un peu plus ouverte. Dans ma description du travail de compositeur-interprète, il était déjà tout à fait possible d’intégrer une démarche d’improvisation. Au final, je dois dire qu’il n’y avait en fait pas beaucoup de gens qui étaient prêts à le faire.

NT : De gens issus du milieu classique, donc ?

DB : Oui. Plutôt des gens du milieu classique. Les gens qui s’intéressaient à la guitare jazz se dirigeaient vers Lausanne, où il y a un excellent programme. À Bâle je sais que c’est assez éclectique. Bâle est peut-être un endroit où il y a beaucoup de ces mélanges. Je sais qu’il y a quelqu’un qui y enseigne la cithare, etc. Donc ça prend un peu plus de temps en Europe. Je pense que ça nous prendra plus de temps pour arriver à cette ouverture. D’un autre côté, il y a maintenant à Genève un formidable département des musiques du monde donc ça c’est intéressant. Voilà. Donc, pour revenir sur ce dont on parlait avant je vais peut-être dire un mot sur ce festival que j’ai organisé. Il y a donc deux festivals. En 2016, j’ai organisé ce festival qui s’appelait « A Multiple Modernities for Composers – Interpretors » c’est-à-dire : « Les Modernités Plurielles pour les Compositeurs – Interprètes » en français. C’était un moment de grande ouverture. Pour ce festival j’avais quand même un modèle : à Paris, au Centre Pompidou, il y avait un festival très similaire qui s’appelle également « Les Modernités Plurielles », mais celui-ci concernait l’art visuel. C’est vraiment intéressant. Je n’ai jamais eu l’occasion d’aller visiter ce festival, mais je peux imaginer quelque 500 artistes venant de toute la planète : d’Asie, d’Afrique, etc. Ce festival m’a fortement inspiré et je me suis dit que je pourrais essayer de faire quelque chose de similaire. Comme j’ai moi-même toujours navigué entre plusieurs styles, j’ai décidé de ne pas vraiment mettre de limitations. Il y avait des gens vraiment formidables. On a travaillé avec la fondation Aga Khan qui promeut l’art indigène du Moyen-Orient, de Chine, etc. Il y avait Basel Rajoub, un formidable saxophoniste de Syrie.

NT : Oui, je connais bien Basel.

DB : Oui ! Il était vraiment fantastique, formidable avec son groupe. Il jouait aussi le Duduk, cet instrument arménien. Il y avait aussi un concert de Wu Man qui est une pipaiste (le pipa est un instrument à cordes pincées traditionnel chinois), la référence mondiale du pipa. C’était magnifique. Ça, c’était pour la musique du monde. Côté jazz, j’ai invité Bruce Arnold, je ne sais pas si ça vous dit quelque chose ?

NT : Non…

DB : C’est un guitariste électrique et compositeur new-yorkais qui fait des choses très intéressantes. Il vient des standards et de l’univers du jazz, mais d’un autre côté il fait aussi de la musique classique mais plutôt contemporaine. Il déconstruit par exemple la musique de Webern. J’ai ici à la maison un de ses disques où il joue des canons de Webern. Il y a peut-être huit cannons. Dans un premier temps, avec le groupe, il joue un canon et ensuite il improvise sur ce même matériel. Il a aussi fait le Quatuor pour la fin du Temps de Messiaen et il déconstruit ça de manière extraordinaire : Ils ont un « groove ». Pour ainsi dire, c’est du Messiaen qui « groove » ! Vraiment formidable. Donc il y avait Bruce Arnold, David Rosenboom, ce magnifique compositeur – pianiste qui a proposé un travail sur l’intégration des compositeurs – interprètes. J’ai même invité une anthropologue qui s’appelle Ellen Dissanayake, car je me suis toujours intéressé de près à l’anthropologie, aux musiques tribales, à des choses comme ça. C’était super intéressant. Elle a fait tout un travail sur l’aspect évolutionnaire de la musique. Rares sont les musiciens qui s’intéressent à l’aspect évolutionnaire de la musique, mais c’est un sujet que je trouve très intéressant. Ça nous montre d’où la musique vient et ça nous montre surtout quelle est sa fonction.

NT : Bien sûr.

DB : Il y avait là pour moi beaucoup de choses à montrer surtout quand on voit à quel point, en musique classique, la musique est séparée du public. Donc je pense que c’était pour permettre de réfléchir à une réintégration de la musique dans un contexte peut-être un peu plus populaire, enfin disons plutôt humaniste. Il y avait aussi quelqu’un qui est venu faire du « mixed-media », quelqu’un d’autre a fait un rap / scratch avec un violoncelle. David Rosenboom a aussi fait quelque chose de très intéressant : il est venu en apportant des électrodes et a fait venir deux étudiants qui étaient dans le public pour les brancher à ces électrodes dans le but d’écouter leur « brainwaves », c’est-à-dire les ondes du cerveau. Voilà, je n’ai jamais fait de choses comme ça moi-même mais je trouvais cela très intéressant.

NT : Cela me fait penser au travail de Milford Graves je ne sais pas si vous le connaissez ?

DB : Non ?

NT : C’est un percussionniste new-yorkais qui vient de décéder au début de cette année et qui s’est énormément intéressé au fonctionnement du corps humain en rapport avec la musique. Il a fait beaucoup d’études et de recherches, par exemple sur les sons du cœur.

DB : Ah ! Très intéressant, je n’en ai jamais entendu parler.

NT : Oui c’est assez expérimental. Il y a un documentaire qui s’intitule « Full Mantis » qui peut peut-être vous intéresser.

DB : Okay !

NT : J’aurais aussi envie de vous demander si vous avez utilisé l’improvisation en tant que professeur dans les différentes institutions où vous avez enseigné. Si oui, sous quelle forme, dans quels buts et de quelle façon ? J’imagine que vous deviez plutôt avoir affaire à des élèves avancés.

DB : Oui. À San Francisco j’ai essayé de faire des choses spécifiques. C’est-à-dire qu’une année par exemple, j’ai proposé un cours sur l’improvisation de la Renaissance et le contrepoint. Une autre année, j’ai proposé quelque chose axé autour de la « fretboard harmony », c’est-à-dire la basse figurée : des basses numériques et comment on peut utiliser ça pour improviser. Une fois que je suis revenu ici à Genève, j’ai essayé de faire un cours d’improvisation pendant deux ans. Ça n’a pas vraiment bien fonctionné. Ça n’a pas fonctionné parce que d’un côté, j’ai moi-même tellement de systèmes de références divers qu’il y a un peu cette tendance – quand on enseigne ces choses – à diluer le matériel. Idéalement, il faudrait plutôt faire cela comme je l’ai fait dans ma vie, c’est-à-dire qu’il y a eu des périodes : voilà pendant une période je me suis focalisé sur une chose, puis je suis passé à une autre, etc. Mes étudiants étaient alors plutôt des débutants ce qui me forçait à toujours devoir aller dans les niveaux les plus bas, à rechercher les « common denominators » et j’ai trouvé cela finalement assez fatiguant. Je n’ai pas eu l’impression que cela m’apportait beaucoup et ça n’a pas apporté beaucoup aux étudiants non plus. J’ai donc abandonné cela. J’ai fait deux année et… lorsque j’ai organisé ce programme de master eh bien je ne l’ai pas fait au niveau master par hasard. Je voulais avoir affaire à des gens qui avaient déjà des connaissances en contrepoint, en harmonie, etc. afin de pouvoir travailler à un niveau un peu plus avancé. Pour moi, c’était plus intéressant de pouvoir faire de l’improvisation avec des étudiants plus avancés.

NT : Oui.

DB : Pour être franc, je n’étais pas très intéressé à travailler avec des débutants. Je n’ai bien entendu rien là contre, mais pour moi c’était un peu compliqué car cela ne m’apportait pas beaucoup d’inspiration.

NT : Je comprends, ça n’est pas toujours évident.

DB : Mais d’un autre côté, oui, j’ai laissé la porte ouverte à l’improvisation dans ce programme que j’ai fait ici. Donc beaucoup de mes étudiants ont fait de l’improvisation. Par exemple avec Bor, nous avons travaillé surtout sur comment improviser la musique de la Renaissance ainsi que la Fantasia et le Ricercar. Pendant deux ans on a eu un projet de recherche sur lequel il travaille toujours. Il a fait des études à Lyon, il donne des masterclasses et il improvise beaucoup dans ses concerts. En fait, j’ai fait beaucoup de concerts avec Bor aussi parce que c’est un formidable improvisateur. On n’a pas seulement improvisé sur de la musique de la Renaissance, on a aussi improvisé des choses plutôt ouvertes, quelques fois mes compositions, d’autres fois des improvisations complètement ouvertes. Peut-être que je devrais mentionner – je vais revenir à l’éducation – que j’ai aussi fait pas mal d’improvisations ouvertes, pour ne pas dire « free improvisations » car je ne suis pas trop sûr de savoir ce que cela veut dire. J’ai par exemple fait un disque avec Bruce Arnold où tout est complètement ouvert. Avec chaque personne on cherche : on cherche un certain matériel, on cherche où est-ce qu’on se trouve, où est, comment dire, notre « common ground ». Vous voyez certainement de quoi je veux parler étant vous-même improvisateur. Ainsi, on trouve quelque chose. Par exemple, avec Bruce Arnold on a trouvé quelque chose peut être un peu plus vers la musique avant-garde, la musique quasi-sérielle. Tandis qu’avec mon ami Miroslav Tadic, on a fait un disque vraiment bien – j’aime vraiment beaucoup ce disque – qui s’appelle « Migrations », les migrations. Là, on avait d’autre chose en commun parce que l’on vient du même pays, je veux dire de Serbie et nous avons donc une bonne connaissance des musiques balkaniques. Il y avait donc beaucoup d’influences de ce genre de musique. Mais en fait, je me considère moi-même comme un compositeur – improvisateur. En fait, beaucoup de ma musique composée provient d’improvisations écrites. C’est ce que je cherche en général. Je cherche des lignes, des rythmes qui suivent une voix intuitive pour ainsi dire. Et je pense que l’improvisation dans ce sens-là n’est pas seulement dans un esprit « improvisatoire » mais aussi dans un esprit écrit. Dans ce dernier cas, c’est plutôt comme si c’était une musique qui était congelée si on peut dire. En fait elle est écrite mais c’est toujours une musique quasi-improvisée, c’est toujours assez improvisé.

NT : Oui.

DB : Voilà. Donc pour revenir à l’éducation, je peux dire qu’il y a Bor qui est probablement un de mes étudiant les plus avancés. Il y a Golfam Khayam, je ne sais pas si ça vous dit quelque chose.

NT : Oui j’ai déjà entendu son nom.

DB : C’est une jeune iranienne qui s’est beaucoup intéressée à la musique perse. On a fait un projet de recherche où elle est allée en Iran. Elle a voyagé dans différentes régions pour comprendre et traduire beaucoup de musique perse. Elle a fait tout un travail sur l’ornementation et sur comment on utilise les modes dans les pays arabes. Donc elle fait pas mal de travail, elle a beaucoup de commandes pour la guitare et elle collabore avec une autre amie iranienne qui est quelque part à Vienne, je pense. Elles ont un duo. Elle joue la guitare et son amie la clarinette et elle a finalement eu un contrat avec Manfred Eicher, avec ECM. Alors cela m’a semblé être un signe encourageant, j’étais un peu jaloux moi (il rigole) ! Mais j’étais très content pour elle ! Voilà. Alors ça je pense que c’était vraiment un succès. On a même pu faire venir Manfred Eicher à la HEM. Il a fait une introduction, il a présenté son label et il a parlé de tous ces gens comme Keith Jarrett ou encore Egberto Gismonti et de beaucoup d’autres artistes qui ont fait partie d’ECM. Voilà. Il y a aussi Raffa Jimenez, un de mes étudiants qui fait beaucoup de musique africaine. Il travaille avec des gens qui jouent du balafon et s’intéresse également à la musique ancienne. Donc c’est très intéressant. Il est très actif notamment et il compose.

NT : Oui je connais Raffa ! Je rebondis sur ce que vous disiez avant au sujet de trouver le « common ground » dans les improvisations ouvertes. À un niveau bien moins avancé, c’est quelque chose que j’utilise également avec mes élèves qui, pour la plupart, sont encore des enfants. J’emploie les improvisations ouvertes pour essayer de les amener à des moments de musique lorsque nous jouons ensemble. Des fois cela prend du temps parce qu’on se cherche, on se court après, mais dans ma perspective, ce sont souvent ce genre de moments de musique qui créent des déclics chez les élèves : cela leur permet de se rendre compte qu’ils peuvent « out of nowhere » créer des moments musicaux, ce qui est une expérience super attirante voire excitante. C’est un des outils que j’utilise dans mes cours pour justement insuffler le désir de musique.

DB : Oui, oui, on est tout à fait d’accord. Bon pour moi le problème c’était, comment dire, que je suis arrivé à la HEM et que c’était assez spécifique.

NT : Bien sûr.

DB : Oui je suis venu pour travailler avec la classe de guitare. Et avant de venir, je n’avais pas pensé que je serais obligé de m’occuper de la classe de guitare car aux États-Unis ce n’était pas comme ça.

NT : Oui, c’était comme vous le disiez plus ouvert.

DB : Oui. À San Francisco, j’ai travaillé avec les compositeurs, j’étais un peu moitié-moitié, mais ici c’était vraiment séparé. Donc maintenant, au lieu de suivre une certaine esthétique, au lieu de suivre une certaine ligne qui ne m’intéressait finalement pas tellement, j’ai décidé de créer mon programme.

NT : Ok.

DB : Voilà. Mais c’était quand même un peu difficile car il y a cette sorte de… en fait souvent les musiciens classiques cherchent plutôt à développer un programme très « flashy », un programme très impressionnant pour ensuite faire des concours. Alors ça, les concours, c’est un grand truc dans la musique classique. Et là, je dois dire que c’est vraiment difficile de « breakthrough » (de passer à travers). C’est-à-dire que c’est comme un mur. Et c’est vraiment difficile de rentrer dans ce monde car il y a une vision très spécifique. C’est un univers très spécifique. Donc ça n’était pas toujours facile. Avec les enfants, c’est peut-être… Moi j’ai un fils très jeune qui a juste dix ans maintenant. Et je travaille avec lui justement un peu de la manière dont vous parlez que ce soit à la guitare ou au piano. On essaie d’improviser des choses toujours assez ouvertes. Avec la guitare, il aimait toujours faire des bruits sur les cordes et des choses comme ça. Alors je plaisantais toujours avec lui en lui disant « toi mon fils tu es musicien avant-gardiste ! » Alors c’est très sympa, mais je dois dire que je trouve toujours vraiment difficile de trouver une manière de structurer ça.

NT : Oui, ça n’est pas évident.

DB : Oui je trouve que c’est un challenge énorme. Aussi pour moi étant un parent. C’est plus facile quand on est professeur. Quand on est un parent c’est beaucoup plus difficile. Mais au final, je vois cette approche comme une ouverture d’esprit et quelque chose de vraiment bien.

NT : Il y a aussi un autre outil que j’utilise avec mes élèves et que j’ai moi-même appris plutôt sur le tard, lorsque j’étais un jeune adulte. Il s’agit d’utiliser des contraintes dans l’improvisation pour délimiter le champ des possibles et découvrir ce qui peut être créé avec des règles de jeu délimitées. Quand on parle de structurer l’improvisation, c’est quelque chose que j’utilise fréquemment, notamment pour mon propre travail. Je suis vraiment strict avec ce que je peux ou ne peux pas faire.

DB : Si, si, si, exactement. Je pense aussi qu’il y a une autre chose qui est vraiment importante dans la musique « free improvisation », « free jazz », etc. C’est de comprendre que la musique suit toujours une certaine logique, qu’on ne fait pas juste n’importe quoi. Très souvent on pense que c’est n’importe quoi. Ce n’est pas n’importe quoi ! Il y a vraiment une certaine logique. Il faut suivre ce qui est créé à ce moment-là. Et voilà, ça je pense que c’est super important. C’est peut-être le plus important que de savoir ça.

NT : Oui, le côté narratif.

DB : Oui il y a le côté narratif et aussi le côté de pensée construite. Dans mon cas j’ai beaucoup travaillé sur l’utilisation des motifs. Je pense que d’apprendre à utiliser des motifs c’est vraiment quelque chose de très important.

NT : Ok. Et peut-être une dernière question pour fermer la boucle si on peut dire. Comme vous me l’avez expliqué, vous avez touché à un grand nombre de styles de musiques et d’esthétiques dans votre jeunesse. Est-ce que vous pourriez m’expliquer encore plus en détail quel a été le rapport entre l’apprentissage de votre instrument et des improvisations plus libres, du « jouage ». Comment est-ce que l’un a informé l’autre et vice versa ? Avez-vous l’impression que votre pratique de l’improvisation vous a aidé à acquérir une technique sur votre instrument ?

DB : Oui, oui, absolument. L’improvisation m’a permis de garder ce côté explorateur, cette possibilité d’être assez libre dans ce que je fais et sur l’instrument aussi. Et même pour moi, je ne considère pas l’instrument comme le début et la fin. Il se trouve que c’est de cet instrument que je joue. Mais par exemple quelqu’un comme Egberto Gismonti est encore un meilleur pianiste qu’il est guitariste. Je trouve qu’il y a aussi une fluidité des instruments. Je n’ai pas beaucoup expérimenté avec ça, mais je me rappelle qu’une fois j’étais à Tokyo avec ces copains, Miroslav et un percussionniste, Mark Nauseef, peut-être que vous connaissez.

NT : Oui, oui.

DB : Oui Mark Nauseef, un percussionniste formidable. Donc on était à Tokyo et on jouait là-bas. À un moment moi je me suis retrouvé tellement inspiré que j’ai commencé à jouer les percussions. Je suis allé là et j’ai commencé à jouer. Alors je ne sais pas comment… ce n’est pas que j’ai une quelconque technique, je n’ai aucune technique mais j’ai une pulsion rythmique vraiment précise donc c’était formidable. Miroslav et Mark me regardaient comme ça, l’air de dire « Mais qu’est-ce qu’il fait ? ». Donc je pense qu’il y a une ouverture d’esprit formidable et qu’il faut garder ça. Mais comme vous dites, je pense qu’il faut des contraintes, qu’il faut des limitations parce que sans les limitations je pense qu’on n’arrive à rien développer. Donc pour l’instrument c’est vraiment bien. Pour la pensée, pour l’art c’est aussi vraiment bien.

NT : Extra !

DB : Ça va ?

NT : Eh bien oui, c’est super. Il y a beaucoup d’informations, je vais réécouter tout cela.

[…]

DB : Eh bien, c’était très sympa.

NT : Oui ! Merci infiniment et j’espère que j’aurais l’occasion de vous voir en concert s’il y a à nouveau la possibilité de faire des concerts dans le futur.

DB : Oui, en effet.